Sous-Lieutenant en Algérie
 

Le camion roule sans les feux, il est trois heures du matin, la lune est assez généreuse de cette lumière blafarde, qui ajoute un peu à l’angoisse feutrée de toute opération commando. Le G.M.C ahane dans une côte assez abrupte. L’aube n’est pas encore levée. À l’arrière mes vingt-trois bonshommes, dont une majorité écrasante de harkis et de F.S.N.A (Français de Souche Nord-Africaine) se font aussi silencieux que possible.Je suis dans la cabine avant à droite d’un chauffeur du Service du Train et chef de bord du véhicule.

Sous-Lieutenant, je commande la 4° brigade de la 4° batterie du 1° Groupe du 12° Régiment d’Artillerie Anti-Aérienne de Marine (1/12° R.A.A.Ma). Nous sommes en Oranie, dans la Zône Nord-Oranais, secteur de Relizane et la 4° batterie du 1/12° R.A.A.Ma tient lieu de Commando de Chasse du secteur. Nous sommes donc « chasseurs d’hommes ». Le rôle des Commandos de Chasse, créés par le Général Challe, est de débusquer les groupes, sections, compagnies ou « katibas » de rebelles et de les fixer. Pas de les attaquer, surtout s’il s’agit de compagnies ou de Katibas. Dans ce cas, nous devons rameuter les troupes de choc de la 10° Division Parachutiste du Général Massu (3° R.P.C, 2° R.E.P…) et les T6 de l’armée de l’Air.
Je suis rasé de frais, comme chaque fois, que je pars en opération. Le fait que je sois arrivé là, dans cette cabine avant de G.M.C, est une

   
   

longue histoire. Elle débute en classe de 4° du lycée. Le professeur d’histoire et de géographie, Monsieur Montlahuc, fraîchement issu des rangs de la résistance, nous harangue. «  Messieurs, vous briguez le baccalauréat et les études supérieures, vous souhaitez donc devenir des cadres de la Nation ? Vous devez à cette même Nation, à cause de ces études laïques gratuites, d’être aussi des cadres de son armée. Vous allez suivre les années de Préparations Militaires Élémentaire et Supérieure. Le discours est construit, rigoureux, agrémenté d’exemples, et convaincant. Il va convaincre donc et le chemin tracé sera respecté. Mon année de Préparation Militaire Élémentaire (P.M.E) a été suivie de deux ans de P.M.S, parallèlement à mes études supérieures de Physique-Chimie de la Faculté des Sciences d’Alger. Je suis d’autant plus facile à convaincre que comme Albert Camus, en tant que pied-noir, « j’ai mal à l’Algérie comme on a mal aux poumons ».
Et par un beau jour ensoleillé de novembre, ma maîtrise de Sciences Physique et Chimie en poche, je m’embarque sur le paquebot « Président de Cazalet » de la Compagnie de Navigation Mixte à destination de Marseille. Par le train ensuite je rejoins Châlons sur Marne, la « Mecque de l’Artillerie » d’alors. Aujourd’hui, l’Artillerie l’a déserté au profit de Draguignan, mais elle y a gagné le joli nom plus capiteux de Châlons en Champagne. Et Dieu sait ! si les bulles ont illuminé mes six mois de stage à l’École d’Application de l’Artillerie. Six mois de travaux intellectuels et physiques intenses pour atteindre la carotte, qui est au bout : la barrette de sous-lieutenant « plein » de l’Armée Française. Le vœu est exaucé avec une flatteuse 23° place au classement de la promotion 60-2B, qui compte plus de 300 étudiants supérieurs et donc E.O.R (Élèves Officiers de Réserve). Le classement final offre aux 30% premiers classés le grade maximal de Sous-Lieutenant, avec une solde d’officier, tandis que les 70% derniers classés ne sont qu’Aspirant avec un salaire dix fois moindre pour six mois. J’ai appris 10 ans après que 13 officiers de cette promotion 60-2B ne revinrent pas d’Algérie. Ils y ont laissé leur jeune vie pour la Patrie, comme on dit, mais pour quoi et pour qui étant donné la fin de ce qui s’appelle aujourd’hui « la Guerre d’Algérie ». Nous n’étions partis que pour des « Opérations de maintien de l’ordre ».
Mon camion brinqueballe toujours sur la piste poussiéreuse. Le chef de bord que je suis avec mon joli nom codé : « Journalier Violet Quatre Autorité », réfléchit encore à la manœuvre prévue, lord du « briefing » des officiers d’hier après-midi, tenu en grand secret à l’État-Major du Secteur. Nous étions tous réunis dans une grande salle tapissée de cartes d’État-Major. Avec bien sûr chacun les nôtres pour instantanément équiper celles-ci en « coordonnées chasse » du secteur géographique concerné. J’aimais particulièrement ces conventions militaires cartographiques et de transmissions. L’alphabet des trans nous permettait de lire distinctement les lettres : alpha pour A, papa pour P, whisky pour W, charlie pour C, etc…
C’est comme cela que je suis devenu : Journalier (le secteur de Relizane), Violet ( le commando de chasse du secteur), quatre (la 4° brigade du commando), Autorité ( moi-même, le chef de section). Le dialogue avec mes deux adjoints, Maréchaux des Logis (MdL ou sergents), était par exemple : « Violet 40, ici Violet 4 autorité, donnez-moi votre position ! » ; « Violet4 de Violet 40, je suis en KD41 et je vous aperçois sur la crête en face de moi. Je vois aussi Violet 42 à votre gauche. Terminé » ; « Violet 40de Violet 4, reçu fort et clair, terminé. ». Dans ce type de conversation le oui laissait la place à « Affirmatif » et « Négatif » faisait office de non.            À travers la lucarne arrière de la cabine me parvient une odeur très particulière, un mélange d’effluves de graisse d’armes, d’encaustique de chaussures et de treillis militaires. Cette note très caractéristique me surprit instantanément, 10 ans après, lors d’un stage de perfectionnement, dans un camion Simca, qui emmenait une vingtaine de Lieutenants 2 barrettes vers une « école à feu ».
Je me suis même demandé si j’étais vraiment redevenu civil, près de 8 ans durant, tant la violence du souvenir olfactif m’avait interpellé.
Sur ma carte d’état-major au 1/50 000 °, je vois que la « crête de coq » n’est plus très loin. C’est à la « crête de coq », méandres d’un oued, qu’est prévue la mise en place du dispositif de combat. J’aperçois d’ailleurs au bout de la piste poussiéreuse le lieu précis, où je dois faire débarquer ma section de combat. J’avertis le chauffeur de ralentir et de prévoir l’arrêt. Le G.M.C s’immobilise et mes hommes débarquent silencieusement. J’indique la couleur du brassard, rouge en l’occurrence, prévue pour cette opération, et les militaires le passent rapidement sous l’épaulette du treillis et sous leur bras. Nous sommes tous en tenue « commando de chasse » : veste et casquette « bigeard » camouflées, pantalon de treillis kaki et pataugas beiges. Nous sommes armés « jusqu’aux dents ». Grenades offensives en poches de veste, pistolets mitrailleurs M.A.T 49, fusils M.A.S 49-56, ou M.A.S 49-56 à lunette pour les deux tireurs d’élite, et le fusil mitrailleur pour le spécialiste de ce tir en rafale. Les piles de réchange des postes radios et les rations alimentaires complètent les « bardas ». Pour moi, Violet 4 Autorité, il y a bien sûr la fameuse carabine U.S avec son chargeur plaqué sur la crosse, la paire de jumelles, la boussole et les cartes d’état-major au 1/50 000°. Ouaddah, le harki, est chargé et harnaché de l’AN/VRC 10, le poste longue portée (70 km), tandis que mes margis (maréchaux des logis) Violet 40 et Violet 41 sont équipés chacun d’un TR-PP 8 pour joindre à tout instant leur chef de section. Les trois sticks de combat de 8 hommes se forment, imposés qu’ils sont par les rotations d’hélicoptère, quelquefois nécessaires. Ils s’alignent en trois formations séparées de quelques dizaines de mètres avec Violet 4 au centre et Violet 40 à droite, Violet 41 à gauche. Chaque homme respecte les distances réglementaires de manière à éviter d’offrir des cibles groupées à un tireur adverse. Je donne l’ordre de départ. J’ai indiqué les axes de progression à chacun des deux sous-officiers et nous nous enfonçons silencieusement dans le maquis, sous l’aube naissante de cet été 1961. Le ratissage long et méthodique commence.
Et moi je gamberge tout de même un peu. Est-il possible que je me regarde ainsi partir à la chasse de ceux, ou presque, que j’ai fréquentés 24 ans durant sur les bancs de l’école, avec lesquels j’ai joué dans les cours de récréation, avec qui ou contre qui, j’ai lutté sportivement sur les stades, ou partager les joies de la pêche ou de la natation. C’était pourtant bien hélas le lot de chacun de nous de nous retrouver dans cette situation dérangeante.
C’était… il y a 43 ans. J’en rêve encore quelquefois !

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